La communication Alternative et Améliorée : depuis quand, qui, comment ? par Elisabeth CATAIX

ISAAC

La commission communication m’a demandé d’écrire cet édito, en évoquant l’histoire de la CAA et d’Isaac francophone… Vaste sujet pour lequel je n’ai pas su réduire mes mots à deux pages… Il y a tant à dire à toutes les nouvelles têtes, passionnées et souvent très compétentes (bien plus que moi maintenant), qui viennent de nous rejoindre au bureau Isaac…
Je ne peux pas commencer sans avoir souligné que la plupart de ma formation en CAA, je l’ai glanée, non pas en France et malgré mon très mauvais anglais, au sein des multiples conférences internationales d’Isaac Inter, qui m’a permis de rencontrer des gens aussi compétents que Caroline Musselwhite, Linda Burkhart, Gayle Porter (la maman de la modélisation !), Gail Van Tatenhove, John Costello, Sarah Blackstone, Pat Mirenda, etc…

Je quitte le bureau après y avoir participé depuis le début, ayant traversé les épisodes de « Pré isaac francophone », « Antenne Isaac francophone », puis « chapitre Isaac francophone »… !

En tant qu’ergothérapeute, je dirai pour démarrer que la CAA vise à être un révélateur d’autonomie. Elle invite à de nombreuses formes de communication, afin de restaurer pour la personne en situation de handicap, une relation plus équilibrée avec non seulement les partenaires habituels, mais toutes les personnes rencontrées dans leur parcours de vie.

Les membres d’un groupe (de personnes en situation de handicap de comm) que j’ai animé longtemps à APF France Handicap signent avec ce slogan
« Je Comm’Unique ! » : je suis unique et je peux le dire !

J’ai approché ce secteur de la réadaptation en 1979, au cours d’un « stage Bliss » au Québec où j’ai atterri, mue par une motivation encore très floue après une année comme « ergothérapeute au pair » à New York. Je sortais de mes études.
J’ai exercé plus d’une dizaine d’années au sein d’une équipe remarquablement ouverte et compétente au Centre d’enfants et d’adolescents de Neuilly (92), durant cette période des années 80 si riche de l’éclosion de la communication alternative et des nouvelles technologies.
J’ai intégré ensuite, dès 1990, diverses équipes de rééducation, de recherche et de centres de conseils (CICAT), en commençant déjà des formations en CAA alors qu’il n’en existait pas d’autres !
Ma vie professionnelle m’a menée ainsi, sans que cela ne soit parfaitement prémédité sur le chemin de ces enfants, ces hommes et ces femmes que je remercie tous d’emblée de m’avoir donné à partager des moments ou des idées souvent forts et inattendus, des surprises en tout genre, des émotions … Dans ces instants partagés, on ne reste pas « suspendu aux lèvres » mais plutôt suspendu aux lettres ou aux images épelées ou désignées pour co-construire ensemble les messages de l’intime ou les blagues les plus drôles, les informations ou les « potins », et tout ce qui fait que la rencontre est unique. Ils m’ont confié de nombreux témoignages,
et m’ont appris à regarder la différence au-delà de l’apparence, la confiance, à chercher à valoriser leurs compétences et à avoir de l’ambition pour eux.
J’ai appris à garantir une cohérence relationnelle, qui nous amène à être tout à la fois : technicien de la rééducation ou de la réadaptation, « aide humaine – aide technique » dans la co-construction des messages, et interlocuteur agissant, et parfois… les trois à la fois !

Un jour en plein congrès, en 2000, une femme interpelle en fond de salle avec son appareil de synthèse vocale,: « Vous, les gens qui parlez normalement et bien souvent pour ne rien dire ! », que feriez-vous si vous étiez un jour un communicateur différent » ?

Un petit historique s’impose peut-être pour les nouveaux professionnels ?

Le terme « Communication Alternative et Améliorée » est la traduction du terme américain AAC, Alternative and Augmentative Communication.
Je crois que les pratiques et le vocabulaire y référant datent des années 1970.
Le grand public, sans connaître particulièrement le domaine, y a été néanmoins sensibilisé ces dernières années par deux personnalités mondialement connues.
Jean Dominique Bauby, décédé en 1998 des suites de son Locked In Syndrome. Il est l’auteur du témoignage littéraire « Le scaphandre et le Papillon » traduit en trente langues, et mis en scène dans un film éponyme, il a été à l’origine de l’association des Locked in Syndrome. A lire absolument !
Stephen Hawking, astrophysicien et cosmologiste anglais, professeur à Cambridge, auteur de théories sur le big bang et les trous noirs, qui malgré sa maladie, la SLA, a continué d’être actif dans le domaine scientifique jusqu’à sa mort en 2018, en s’exprimant parfois même à la télévision, avec un appareil de communication, Il a été un précurseur dans l’usage d’une telle aide technique et a participé à la connaissance de ce handicap.
Plus avant, Helen Keller, née en 1880, a également marqué l’histoire . Elle perd la vue et l’audition, et devient sourde-aveugle à l’âge de 18 mois, mais va développer des compétences linguistiques gestuelles jamais envisagées jusque-là : elle va apprendre une langue signée (dans les mains puisqu’elle ne voit pas) et aussi utiliser l’alphabet dactylologique… Vu le moment d’apparition de sa déficience, Helen avait déjà expérimenté une activité dialogique préverbale (imitation, désignation, attention conjointe …), et donc la communication. Elle a continué à vivre son enfance avec un entourage proche et une compagne de jeux de son âge.
1880 est aussi une date incontournable dans l’histoire des signes. Après le congrès international de Milan, regroupant des enseignants spécialisés, la pratique de la langue des signes pour jeunes sourds est interdite en France, arguant qu’elle empêche l’émergence de la parole. L’interdiction durera pendant au moins 30 ans. La LSF sera malgré tout heureusement pratiquée dans les communautés associatives, mais continuera d’être interdite dans les classes jusqu’en 1970. Ce véritable traumatisme pour la communauté sourde continue d’expliquer ses relations encore conflictuelles avec le monde des « entendants »…
Et … L’émergence de la communication alternative, tout comme la LSF, subit encore des revers…
Il reste encore partout des freins. Certains sont desservis par leur aspect physique et les préjugés persistent : on affirme encore qu’untel ne peut pas communiquer, voire n’en a plus les capacités, alors qu’aucune autre voie (voix ?) adaptée ne lui a été proposée…. ! On va même souvent jusqu’à affirmer d’un autre qu’il ne veut pas communiquer alors que son désir a probablement et avant tout besoin d’être nourri…

1971, une année décisive :

Les outils de CAA sont apparus au Canada avec le « code Bliss », qui a été le premier, connu, à être mis dans les mains d’enfants, IMC pour la plupart, pour communiquer en désignant des symboles.

Mr Karl Kasiel Blitz(1897-1985) a développé le système Bliss pendant la seconde guerre mondiale, avec l’ambition de créer un langage international. Comme d’autres projets similaires, il a été ignoré, jusqu’à ce qu’en 1971, des praticiens de l’Ontario Crippled Children Center à Toronto, le sortent d’une bibliothèque et l’adaptent comme outil de CAA. L’ouvrage « Bliss Semantography » présente un langage idéographique de quelques 4500 symboles, qui a été traduit depuis en 25 langues ! Shirley MacNaughton (Canada) a fait partie des « promotrices » du Bliss comme moyen de communication et a largement contribué à son développement.

https://cursus.edu/articles/43803/le-systeme-de-bliss

https://www.blissonline.se/download

Le Bliss a ouvert la voix à une créativité débordante, différents codes ont vu le jour.. Mais aucun autre n’a la richesse linguistique et l’universalité du Bliss… ! (illust. : « Content » en langage Bliss)
En particulier en France, le G.R.A.C.H. (Groupe de Recherche pour l’Autonomie et la Communication des personnes Handicapées, auquel j’ai participé !) a dessiné dans les années 70/80, un code de pictos à destination de personnes avec IMC, dont la qualité reste d’être facilement reproductible à main levée par tous (illust. Inquiet en Grach). Il a été redessiné pour l’utilisation numérique.
Cette même dynamique donne au Canada, le code « Commun’image » appelé à présent « Parlerpictos » (illust de gauche. Vouloir), puis aux Etats-Unis, le « PCS » (Pictogramm Communication System, illust. Bonjour).

Dans un premier temps, les codes de pictogrammes ont concerné les dits « dysarthriques », avec lesquels la compensation immédiate donnait des résultats.
En Angleterre, le système Makaton dès les années 75, fait la promotion de la multi modalité de la communication et propose une association pictogrammes et signes (illust. Boire). Très répandu en France depuis 1994 et à l’heure actuelle, surtout pour la culture des signes.

Les années 80 : diffusion des pratiques et des technologies

Au Canada, des professionnels et des personnes concernées se constituent en association, y invitant rapidement d’autres pays intéressés. C’est l’association internationale ISAAC qui voit le jour en 1983 pour améliorer la qualité de vie de tout enfant ou adulte, momentanément ou définitivement privé de la parole, en leur offrant d’autres modalités de communication, technologiques ou non. Elle compte aujourd’hui trois mille membres dans plus de soixante pays. https://www.youtube.com/watch?v=oJEYtwA5EWs : une histoire de Isaac inter.
La grande richesse de l’association Isaac, outre l’aspect mondial, réside dans la présence des personnes concernées elles-mêmes, au bureau et dans les instances organisatrices.
En parallèle et à l’orée des nouvelles technologies, Gilles Le Cardinal, maître de conférence à l’Université de Compiègne, rencontre des personnes en situation de handicap. Il diffuse pour la première fois en France un outil d’évaluation de la communication handicapée, et décline 4 grandes fonctions de communication que sont l’Identité, l’Action, la Relation et l’Information. Il a été une référence dans l’émergence de la CAA.
Depuis ces années 80, des initiatives individuelles ou pluridisciplinaires diffusées par le biais de sites et plus tard de réseaux, de nombreuses méthodes « officielles » voient le jour, apportant des outils spécifiques à une certaine population ou faisant la promotion d’une pratique particulière. Les banques d’images se multiplient (chacune d’elles étant universelle bien sûr !), parfois au détriment de la démarche d’aide en elle-même.
Les associations de parents autour d’une pathologie se créent, qui font aussi parfois la promotion d’un ou plusieurs systèmes de CAA.

L’avènement des nouvelles technologies !

Les nouvelles technologies ont bien leur place pleine et entière dans ce domaine d’aide à la communication. Cependant, dans ces années de « tout techno », il me parait pertinent de recentrer la réflexion sur l’accompagnement humain essentiel, complémentaire et indispensable, souvent occulté par la recherche effrénée de solutions techniques….
Ces années 80, en même temps que les années suivantes, sont celles de l’éclosion des nouvelles technologies dans le monde entier. L’ordinateur devient en 20 ans un outil familial. Internet remplace beaucoup de modes de communication et d’information traditionnels.

On voit dès 1975 sur le marché médical apparaître des logiciels et matériels donnant l’accès à l’écriture à ceux qui étaient jusque-là incapables d’écrire sur des machines à écrire traditionnelles : la machine Carba (illust.) et en particulier la commande à la langue Carba Linguaduc conçues par Jean Claude Gabus, ingénieur et directeur de la Fondation Suisse pour les Téléthèses (FST) en sont des exemples, précurseurs d’une grande lignée de produits. Jean Claude a été pour moi un mentor, qui m’a mise sur la voie de la CAA !

Les développements en laboratoire de la synthèse vocale Sparte par France Télécom en 1982, donnent à expérimenter les applications possibles de la voix artificielle (les machines étaient énormes à cette époque là !).
En 1984 des appareils spécifiques et dédiés à la CAA donnent aux premiers utilisateurs une liberté jamais connue jusque-là : Synthé, Hector (FST) puis Phonama sont les premiers appareils diffusés officiellement en France, à base de lettres sous forme phonétique ou alphabétique.
L’appareil Mutavox (centre de rééducation de Kerpape), offre aux utilisateurs du Bliss ou d’autres systèmes symboliques un tableau de 384 cases accessibles avec un seul contacteur. Son originalité était d’intégrer dès 1984 un module linguistique qui recomposait le message correctement du point de vue de la syntaxe et de la conjugaison !
Témoignage de Pascale Fagot, (1985), « pionnière » dans l’utilisation de la synthèse vocale Hector en France : « Comment c’était pour toi, avant Hector ? »

« Les gens pensaient que ma tête état vide, mais moi surtout, je savais que je comprenais »

Puis arrivent des logiciels comportant une voix de synthèse ou enregistrée, sur ordinateur fixe, puis portable, ultra portable, de poche, puis les tablettes…Le tout avec des applications plus ou moins pérennes, plus ou moin robustes. Les propositions de matériels suivent de près les avancées technologiques du grand public, même si en France les matériels ont longtemps souffert de voix de synthèse de très mauvaise qualité sonore.

Il m’est impossible de passer sous silence l’arrivée progressive en 87 en France du système « Minspeak » qui a été pour moi, et qui l’est encore, la représentation du langage la plus efficace et la plus rapide pour ceux à qui elle est accessible, sans doute bien plus nombreux que les personnes effectivement équipées (appareils Introtalker, Touch talker, Deltatalker, Alphatalker, Eco et enfin Accent, et j’en passe..). J’ai eu la chance d’être formée par Bruce Baker lui-même à Pittsburgh. Malgré cet aspect si bizarre au premier abord, car ne répondant à la logique cartésienne, grammaticale et sémantique habituelle avec laquelle on classe généralement les mots, c’est le système le plus automatisable, qui fait dire par exemple, toujours à pascale Fagot le 30 juin dernier à Nice, avec son appareil Accent :

« La plupart du temps je ne pense même pas où je dois regarder, j’ai ma pensée dans ma tête et je vais directement sur les bonnes touches. »

Avancées formidable dans les accès aux appareils et à l’informatique en général, avec la commande oculaire, qui pour certaines personnes est quasiment un évènement qui tient du miracle ! Exemple Philippe Aubert, l’auteur de « Rage d’exister », ou bien d’autres que je ne peux pas citer, qui sont effectivement devenus « bavards », alors qu’écrire ne serait-ce que « au revoir » leur prenait largement une minute auparavant, temps écoulé pendant lequel on pouvait être déjà parti…
Les technologies vocales et les nouvelles technologies de façon générale ont un impact énorme sur l’efficacité de l’expression et améliorent l’indépendance et l’autonomie des personnes, devenues plus actives, visibles et participantes. Elles contribuent à changer résolument le regard du grand public sur elles. Mais la tendance générale à l’heure actuelle est de trop valoriser ces nouvelles technologies aux dépens des systèmes non technologiques, et de chercher dans ces technos, le « tout en un ». On voudrait bénéficier à la fois d’une aide pour parler, écrire, naviguer sur Internet, contrôler l’environnement, conduire un fauteuil, téléphoner etc… ce qui effectivement possible mais encore source de problèmes ergonomiques importants.
Les systèmes, technologiques et non technologiques, restent complémentaires : la technologie a ses grands avantages et ses défauts. Les utilisations et les situations définissent l’aide la plus efficace en fonction du contexte (voir les travaux de Sarah Blackstone).
J’arrive à un moment où toutes les nouvelles têtes arrivées au bureau connaissent le champ de la CAA, et où donc je ne rajouterai rien d’autre que :

Entre « Parler pour ne rien dire » ou « Ne rien dire pour parler », Isaac a choisi !

Voir plus d'actualités